29 juillet 2003, j’entends encore en fermant les yeux la ville avec son rythme battant, suffoquant, « grouillonnant »… j’entends les voix, les moteurs, les passants. Bref, j’ai 8 ans. Et dans ma main moite celle de mon père glissée fermement qui me tient, me guide. Je la sens encore cette grosse main caleuse qui me traine dans une cadence rapide à travers les pavés de la ville. Une foulée après l’autre, il s’arrête, ralentit, regarde, accélère, traverse et moi… bien moi je m’adapte. Double mon allure en essayant de traverser les passages cloutés seulement sur les bandes blanches. Bah oui, le sol est en feu et si je touche le goudron : je perds et je meurs. Mais bon, je peux rejouer. Et si les passages piétons manquent, je deviens funambule sur le bord du trottoir. Enfin ça, je peux jamais le faire longtemps. La grosse main finit toujours par me tirer vers elle en prétextant un danger comme « Fais attention aux voitures ». J’obéis. Il est un peu plus de 20h, la lumière s’adoucit mais il n’y a pas d’air, pas une brise, rien. On s’arrête et j’ouvre la portière de la vieille Renault. Je m’installe à l’arrière. Le moteur démarre et fume, comme mon père d’ailleurs, fenêtre ouverte avec sa cigarette et on roule. La ville s’éloigne et bientôt devant nous la mer, les falaises, le vent. C’est si agréable ce vent. La voiture s’arrête, le moteur se coupe. Autour de nous, rien. Personne. Je descends et retrouve la main caleuse qui me guide à travers les herbes hautes. Quelques minutes de marche et hop, on s’assoit, on s’installe. La nuit commence à envelopper le ciel, l’air s’adoucit. Et je reste à ma place, près de mon père silencieux, j’attends. Ce moment, c’est une éternité suspendue. Une heure ou deux, je ne sais plus. Le vieux s’empare de sa guitare et joue quelques notes.
29 juillet 2020, j’ai 25 ans et j’arrive devant l’océan près de la falaise. Il y a monde, un hôtel pas loin à peine à 500 mètres. L’endroit à changé en 17 ans. Je me gare et je me mets à marcher. Je voulais venir plus tôt mais tu sais avec mes projets, mes études, le confinement, enfin tu sais bien, cela a été compliqué. Je savais que je te perdrais un jour du cancer ou d’une autre merde de ce genre mais je pensais pas te perdre cette année. Pas aussi vite et pas à cause d’un virus responsable d’une pandémie. J’ai même pas pu te voir. En tout cas, saches qu’ici on est redevenus libres. Enfin presque. Enfin on est surtout spectateurs d’un monde qu’on ne comprends plus. Mais bon, là tout de suite, j’ai à nouveau 8 ans et j’entends encore ta voix.
« Faudra que tu gardes les yeux ouverts. Faudra que tu te protèges contre les guerres. Tu pourras pas toujours gagner. Tu sauras pas toujours sur quel pied danser mais tu garderas la force d’essayer. Et de recommencer à jouer. »